LE PONT DES TROUS, Tournai
UN PATRIMOINE CLASSÉ RASÉ POUR RIEN
Le Pont des Trous, monument emblématique de Tournai et vestige remarquable de l’architecture médiévale belge, a été au cœur d’une polémique majeure ces dernières années. Érigé au XIIIe siècle, ce pont fortifié, qui faisait partie des anciennes défenses de la ville, a été partiellement détruit en mai 1940 lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Bien que reconstruit dans les années 1950, il a été à nouveau l’objet d’une intervention radicale en 2019, dans le cadre des travaux d'élargissement de l’Escaut destinés à améliorer la navigation fluviale pour des bateaux de plus grande taille. Le projet de démolition partielle et de reconstruction visait à remplacer l’arche centrale pour répondre aux nouvelles normes de gabarit imposées par l’Europe.
Sur le plan scientifique, difficile de se voiler la face, la reconstruction menée dans le prolongement de la "déconstruction" est problématique à plus d’un titre. L’édifice n’est qu’une pâle reproduction de ce qui a été avec une arche centrale clairement disproportionnée et une courtine broyée par cette dernière. Plus largement, cette nouvelle architecture interroge au regard des principes mêmes qui auraient dû gouverner sa restauration. D'aucuns soutiendront, avec un certain sarcasme, que les générations futures se feront peut-être à la vue de cette caricature étant donné une société qui s'interroge de moins en moins.
D'autres, au contraire, auront d'office un avis plus tranché : cette construction est grotesque et elle le restera. Selon eux, Tournai disposera à présent d'une construction ridicule qui défigure les deux tours. Comme nous l’avons dit et relayé, outre le petit contournement, d’autres projets auraient pu être davantage mis en avant tel celui de l’architecte tournaisien Michel Wiseur ou encore celui porté par les étudiants du « Raymond Lemaire International Centre for Conservation » de la KU Leuven. Dans ces exemples, l'arche centrale serait devenue le témoin de sa propre disparition en mai 1940. Entre démonstration par l'absurde de ce qu'il ne faut pas faire en architecture et confirmation d'un assujettissement politique d'un emblème citoyen...




"UNPROJET DIGNE D'UN FILM DE SERIE B…"
Sur le plan démocratique et sous l’angle du patrimoine culturel immatériel, la critique doit être nuancée. Cette reconstruction répond en partie au choix exprimé lors de la consultation populaire. Le 25 octobre 2015, le message adressé aux dirigeants wallons était clair : la pierre et une certaine authenticité devront être préservées. A cet égard, les centaines de commentaires validant cette nouvelle architecture attestent du bien-fondé et de la légitimité des actions qui furent les nôtres au cours de ces années. D'ailleurs, la valeur sociale du patrimoine ne se mesure-t-elle pas à la ferveur que la population porte à son attention ? A titre personnel, je comprends et partage l'émotion rencontrée sur les réseaux sociaux, mais je m’interroge aussi sur cette majorité silencieuse : se reconnaîtra-t-elle dans le nouvel édifice ?... car telle fut en définitive la raison même de notre combat.
La saga du Pont des Trous a mis en évidence le gommage et la malhonnêteté d'un pouvoir politique qui n'a pas hésité à renier et décrédibiliser le travail de ses prédécesseurs en surlignant l'erreur qu'avait constitué, selon eux, le classement en 1991 du Pont des Trous dans sa version de 1947. Or, ce classement a été débattu par des professionnels du patrimoine et c'est bien cette version récente du Pont des Trous qui était protégée par la Loi en raison de sa valeur esthétique et scientifique ! D'ailleurs, une ultime question devra être tranchée : les arches ainsi modifiées doivent-elles conserver leur classement ? Selon nous, la réponse est négative et nous invitons la Ministre compétente à entamer les démarches nécessaires pour ce faire.
La majorité politique de la ville de Tournai n'est pas en reste dans le maquillage actuel. Elle n'a pas hésité une seule seconde à s'enorgueillir du résultat final alors qu'elle n'y est absolument pour rien. Le Bourgmestre en titre n'a d'ailleurs jamais caché le fait qu'il était absolument opposé à l'idée d'organiser une consultation populaire estimant dispendieux le coût de l’opération ou encore justifiant son refus étant donné qu'une telle consultation n'était absolument pas contraignante. Pire. Sans le revirement de dernière minute qu'a connu ce dossier, cette même majorité vanterait aujourd'hui les mérites du projet de l'architecte Olivier Bastin... qu'elle approuvait d'ailleurs à l'époque et sans aucune retenue. La force tranquille de l'hypocrisie...
Dans ce dossier, malgré la très forte mobilisation citoyenne, le pouvoir politique n'a pas pris la mesure de l’importance du symbole que représentait le Pont des Trous. L’édifice relevait tout autant de la valeur sentimentale ou affective qu’architecturale et historique. Il était à la fois l'âme, le cœur et l’emblème de la cité de cinq clochers. La violente agonie de cette image d’Epinal constitue un précédent regrettable car, de cette mise à gabarit, Tournai n’y gagnera rien.
Certains chercheront sans nul doute à décrédibiliser ce propos évoquant que nous étions dans l'émotion ou des extrémistes attachés à de (fausses) vieilles pierres. D'ailleurs, ce discours est celui que l'on rencontre un peu partout dès lors qu'il est question de défendre un élément de notre patrimoine culturel : couvent des Récollets de Nivelles, église des Récollets de Binche, kiosque de Fosses-la-Ville, etc. Il vise tant à décrédibiliser qu'à infantiliser. A ceux-là, nous répondrons que ce dossier n'a pas manqué de retenir l'attention d'une multitude de spécialistes, de dizaines de milliers de personnes signataires des différentes pétitions et surtout des recommandations formulées par l'ICOMOS International sur base de notre rapport ! La légitimité ne se démontre pas. Elle se constate. Et pendant ce temps, la procédure devant l'UNESCO suit son cours...
Par comparaison aux autres dossiers dans lesquels je me suis investi depuis, il ne fait aucun doute que cette problématique "Pont des Trous" illustre les errances politiques dans la compréhension d’un enjeu patrimonial. Avec une réelle prise en compte des attentes citoyennes et des partis disposant d’une lecture pragmatique de la force du patrimoine, le 15 avril prochain, nous aurions pu célébrer le renouveau d’un édifice en phase avec son temps. Or, ici, il n’y sera que pour partie… Nous avons évité le pire et nous n’aurons pas le meilleur.